L'autre sous les projecteurs
Il ne dit rien, n’a rien à dire. Il écoute les conversations autour de lui avec un sourire qu’il a longuement travaillé et qui dit je sais, je sais, bien sûr que je sais… Car s’il n’est pas intelligent, il est rusé. Que de réponses sibyllines prêtes à l’emploi n’a-t-il pas préparées, que de sourires et maintien des mains n’a-t-il pas étudiés devant le miroir.
Derrière son expression de sphinx il cache sa haine pour eux, ces autres qui se racontent et s’écoutent, rient et ont des connivences. Des choses en commun, disent-ils. Il enferme le cri de silence qui le déchire depuis l’enfance : Mais enfin … et moi ? Et moi ? Regardez-moi !
Baigné de louanges et compliments par une famille qui craignait trop ses colères pour l’en priver, il réclame son dû comme une idole assoiffée de sang. Mais il est prudent : il sait qu’il ne peut se permettre aucun faux pas. Mystérieux et secret, c’est ainsi qu’il doit leur apparaître. Quelqu’un qui en sait bien plus long qu’il n’en dit. Car dire … que dirait-il, lui qui sait si peu de choses et en comprend encore moins ? C’est qu’à l’école, lui, on ne pouvait pas lui donner « de mauvais points ». Sa famille était connue. Pourquoi se la mettre à dos ?
S’il n’avait pas épousé une femme riche et trop heureuse de s’élever vers cette famille qui ouvrit les bras à son argent, il aurait dû vraiment travailler. Se mesurer.
Il s’insère dans la conversation au moyen d’un petit rire qu’il laisse s’échapper à point nommé, comme par inadvertance. « Ah ! » dira quelqu’un en se tournant vers lui, « vous connaissez la situation politique de l’Azerbaidjan ? ». Et la poitrine embrasée de joie il répondra avec une brièveté se voulant admirable discrétion « Oh, j’ai été envoyé là-bas si souvent en mission spéciale que bien sûr… j’en sais un bout sur le sujet ! » L’intérêt qu’il voit alors dans leurs regards pénètre ses veines en ruisselant, il les tient, ces vantards, ce petit clan d’aveugles. Mais il évite les questions qui pleuvent alors, non non, c’est confidentiel, désolé ! et se lève avec toute l’indifférence qu’il peut feindre, se dirigeant vers le bar où il ne prendra rien. Il les voit chuchoter entre eux, regardant vers lui, et le sang bat dans ses tempes comme un tambour de gloire.
Il est un artiste. Partout où il va, il crée l’autre. Il a tout vu, tout fait, tout lu, l’autre. Mais il n’y fait jamais plus d’une allusion pleine de tact. Il dépose ses petites phrases énigmatiques ça et là. « Konrad Lorentz ? Nous avons correspondu pendant des années. Oui, en allemand, bien sûr… ». « Je ne sais pas si je serai là pour le carnaval, je dois me rendre à Kourou. Oui, rapport à la fusée Ariane ». « Wichita Falls ? Ah ! Si vous saviez ce qui m’est arrivé à Wichita Falls… »
Dans l’émotion qu’il suscite, il trouve sa lumière. Il s’éloigne de leur avide surprise avant qu’ils en demandent plus. Vers le bar, où il ne boit pas.
Car quand il boit, l’autre se fragmente sous sa pression. Mille éclats de colère le fendillent, le font s’effondrer. L’enfant gâté par cette famille qui n’a plus rien à dire hurle sa faim d’admiration. « Vous vous croyez tous si malins, avec vos voyages de snobs et vos clubs ! Vous ne savez pas qui je suis ! J’en sais plus que vous n’en saurez jamais ! »
Quand il boit, on le regarde avec stupeur et gêne. Parfois une ombre de pitié, même. On se détourne. On doit rentrer. C’est que sa famille … plus personne n’en parle, sauf au passé.