Seize ans: qui va m'aimer?
Seize ans et le pensionnat: la période la plus propice pour savourer à l’avance un “amour pour la vie” qui n’aura jamais ce goût-là! Car pour nous à l’époque, l’amour c’était le résumé de François Deguelt: Il y a le ciel, le soleil et la mer… Qu’on se rassure, j’aimais beaucoup Rien n’est plus beau que les mains d’une femme dans la farine de Nougaro, mais c’était un aspect de l’amour que je ne pouvais pas percevoir convenablement à 16 ans!
Notre idée d’une passion éternelle n’allait pas au-delà des baisers et peut-être d’une exploration polie des contours du soutien-gorge. Mon amie F*** et moi passions des soirées entières à revivre notre premier baiser, son odeur et son bruit, et ce qu’il avait dit avant et après, et comme nos joues étaient pudiquement chaudes ce jour-là. Monique, une grande fille longiligne et angulaire aux cheveux de Marie-Madeleine nous avait dit d’emblée qu’elle, elle n’embrasserait que son futur mari, et encore, quand elle serait fiancée! F*** et moi nous sentions une âme de gourgandines en face d’elle, si pure et idéaliste. F*** avait un tout petit peu de ventre, et était ravissante avec ses teintes de porcelaine: peau blanche et rose, yeux myosotis et une chevelure de soie d’or. Baignée de “ce que pensent les hommes” depuis l’enfance, elle m’assurait que cette petite protubérance attendrissait les garçons, leur faisant imaginer quelle jolie maman elle ferait plus tard. Lorsque nous nous promenions en ville avec nos tristes lodens et nos chaussures plates, elle me conseillait de me retenir de tousser si le besoin s’en présentait car les candidats au mariage – qui sans nul doute nous suivaient avec le plus haut intérêt – pourraient penser que j’étais affligée d’une maladie incurable, ce qui me condamnerait au célibat, sort abominable entre tous. Toute son adolescence l’avait préparée à la chasse au mari, et elle la faisait avec naturel et toute la douceur d’une jolie et naïve jeune fille de bonne famille. J’étais dépassée et n’osais avouer mon hideux secret: je n’avais aucune envie de me marier. Oui, je voulais inspirer des vers à François Deguelt et Alain Barrière, et m’en repaître, et passer des heures sur la plage à embrasser un garcon, mais mon rêve stoppait net sur cette plage sous ces baisers sans visage d’ailleurs, car je me contentais alors d’un amour par correspondance assez tiède qui menaçait bien peu mon rêve éveillé. Dans lequel je me vautrais avec F***.
Au bout d’un an, nos vies se sont séparées car j’ai été renvoyée du pensionnat. La directrice – une carmélite terrifiante que ma mère et moi avions tout de suite surnommée “Soeur Zeke” en référence à Zeke le loup - m’avait pourtant bien prévenue: si je disais que mes parents étaient divorcés, dehors! Et j’avais abusé de sa grande charité puisque la rumeur atroce du péché mortel de mes géniteurs circulait dans ce lieu saint. Et Zeke m’a donc montré la porte d’un doigt pointu et acéré comme un clou de cercueil.
Un autre pensionnat – de religieuses plus amènes, enfin! – m’a vue arriver, sans exiger de moi de cacher les crimes familiaux. Et là, comme au fond je n’avais toujours que dix-sept ans, les confidences murmurées entre filles ont repris leur air de violons. Je me suis liée avec trois Sud Américaines venues étudier le français. Lupita, Eugenia et je ne sais plus qui. Fiancées tout les trois, elles m’affirmaient avec sagesse que le temps le plus beau de la vie était celui des fiançailles, qu’elles feraient durer plusieurs années, et que le mariage était une toute autre histoire. Et, dans la salle d’étude, nous passions des heures à écrire des lettres d’amour sans fin – et certainement jamais lues jusqu’au bout! – que nous terminions avec une signature écrite avec notre sang et décorées sur les bords d’encoches faites à la brûlure de cigarette. Nous comparions nos résultats et étions très fières de tout ce temps perdu à faire une lettre tout compte fait vraiment écoeurante. Au son de petits 45 tours rayés, nous dansions des slows très tendres avec … les lampes, dont on pouvait ajuster la hauteur depuis le plafond. C’était pour mieux éclairer nos devoirs, mon enfant, et non pas pour tenir lieu de partenaires de danse, mais il est un fait que nous passions pas mal de temps à la salle d’étude. Une pensionnaire blonde et coiffée comme Sylvie Vartan nous arrachait des oh et des oooooh sirupeux: à dix-sept ans elle allait se marier et partir à la Martinique, où la famille de son fiancé avait des plantations de cannes à sucre. Du pur Victoria Holt – celle qui précéda Barbara Cartland. L’amour, la plage, les tropiques, les palmiers, un lointain ailleurs où s’oublier, se perdre et renaître en “celle qui a épousé le petit machin-chose”. L’amour dans un emballage cadeau!
Un jour j’ai revu F*** dans le tram, enfin fiancée après un an de chasse à l’homme. Ouf! M’a-t-elle dit, je suis casée! Elle avait eu chaud. Je n’ai toujours pas osé lui dire que je préférais continuer de rêver, fermer les yeux.
Il est vrai qu’alors, j’avais vu la photo de François Deguelt et n’avais aucune envie de m’allonger sur le sable avec lui. Les illusions étaient tellement plus attrayantes….