Crevette prit sa valise et partit pour le vaste monde….
Mon père m’a raconté son premier départ vers les mystères du vaste monde.
Fils unique et adoré, né en Uruguay, bébé fragile que l’on disait ne pas pouvoir survivre à sa première nuit. Souci et fierté de ses parents qui savaient qu’il n’y en aurait pas d’autre. Ma grand-mère n’avait pas de lait et c’est mon grand-père qui partait acheter du lait maternel dans les villages et le ramenait à la maison à cheval. Plus d’une fois le lait avait tourné à l’arrivée, à la fois secoué et chauffé par le soleil.
Baptisé – pourquoi ? Car sa mère la jolie Suzanne n’aima jamais la religion et son père la trouvait inutile – à près d’un mois ce qui mérita les foudres du curé à la jeune maman. Une photo le représente le jour de cette entrée officielle dans le royaume des enfants de Dieu, petit pois minuscule enveloppé dans des robes tendrement brodées et ornées de dentelle, dans les bras d’une certaine Gregoria au profil rieur en tablier empesé, accompagné des amis de ses parents, les Jung. Monsieur Jung était son parrain, et s’était trouvé sur le Lusitania le fatidique 7 mai 1915. Il avait sauté dans l’eau avec une seule chose : le cadeau qu’il avait acheté à sa femme. Cette épouse à laquelle on pensait même à un moment intense qui pouvait être le dernier est aussi sur la photo, ainsi que ses deux fils Toni et Carli, Carli étant le diminutif de Carlito. Comme ils étaient Belges, ils rendirent souvent visite à mes grands-parents après leur propre retour en Belgique et mon père admirait alors le charme inné de Carlito sur les plages belges qui lui valait de conquérir les cœurs rien qu’avec ses cheveux gominés et ses manières sud-américaines. Les filles d’Ostende le prenaient pour Rudolf Valentino, ce qui facilitait honteusement ses conquêtes.
Le petit pois grandit un peu. Il était beau.
Il avait d’ailleurs aussi le nom de Crevette puisque ce fut celui qu’il reçut lors de sa première traversée de l’équateur. Visiblement, il n’épatait pas par ses rondeurs.
Mais il était beau, avec des yeux confiants et curieux, des cheveux blonds et des cils grands comme des franges de rideaux. Non content d’être né délicat comme un pétale de cerisier prêt à se détacher, il ne mangeait pas. Et cela alla bien au-delà des premiers mois. Jacquie n’avait pas d’appétit. Il n’aimait rien. Boudait devant son assiette. Aussi un jour ses parents lui annoncèrent que puisqu’il ne mangeait pas, il pouvait s’en aller. Il avait deux ans et demi, peut-être trois. On lui donna une petite valise dans laquelle on mit quelques vêtements et hop, au revoir, bon vent, que la vie soit bonne avec toi. Mes grands-parents s’attendaient à lire la terreur dans ces beaux yeux ombragés de franges de rideaux mais non… c’est eux qui furent surpris.
Car Jacquie écouta attentivement et partit avec sa valise. Où ? Eh bien les enfants n’ont ni but ni avenir ni raison. Il est donc tout simplement parti. En avant. Et une fois en face d’une rue à traverser, comme il n’avait aucune idée de comment on traversait, il a continué de longer le bloc de maisons, pour agir de même au second carrefour… où un des parents alarmé l’a rattrapé, sans doute bien repentant de cette leçon qui s’était retournée contre l’enseignant.